Christophe Berhault
Found a New Man, 2010
58 framed c-prints, 58 found animal figurines overall
A propos de l’exposition Found a New man
L’idée m’est venue en redécouvrant le film de Mae West, I’m no Angel (1933), que je n’avais pas vu depuis plus de trente ans. Une scène, Found a New Man, a été le déclic. Dompteuse de lions à New York, Mae rencontre, enfin ! un homme riche. Elle place, avec ses gros doigts, ses ongles parfaits, pointus, très soignés, façon années 30, la photo de ce nouvel amour dans un petit cadre en argent (on peut faire confiance à Mae, c’est de l’argent massif), près d’un chevreuil en porcelaine. Du majeur, elle effleure la bête d’une caresse très délicate. Le plan s’élargit et là, on découvre, sur une table sophistiquée à trois plateaux circulaires reliés par un axe central, une vingtaine d’animaux sur lesquels elle a déposé des petites photos représentant chacune un homme. La collection des hommes de sa vie, du passé, ou toujours dans la course. Et c’est alors qu’elle commence à chanter « I Found a New Man ».
I’m no Angel fut un tel flash lorsque, adolescent, je l’ai découvert à la Cinémathèque, que Mae West est devenue une des grandes figures de ma vie. Cette scène-là, qui pourtant m’avait particulièrement frappé, je l’avais oubliée, mais elle a dû faire son chemin en moi, comme une image fondatrice.
J’aime Mae West pour sa liberté. Elle est entre le marquis de Sade et les suffragettes. À tort, les féministes n’ont pas de considération pour elle, alors qu’en son temps, elle a beaucoup fait pour l’émancipation des femmes. Elle ne parle que de sexe, c’est central, mais sans jamais dévoiler son corps qui reste un mystère. Elle est toujours vêtue d’une robe longue dissimulant en fait des talons de vingt centimètres : elle a inventé une démarche chaloupée qui la fait tenir en équilibre sur ses talons immenses. « Ce n’est pas ce que vous êtes qui compte, c’est ce que vous en faites » : voilà sa philosophie de la vie. Ses films en sont l’illustration : elle est un boudin, elle arrive à Hollywood déjà âgée – dans I’m no Angel, tourné au tout début de sa carrière, elle a quarante ans –, mais elle est un absolu sex-symbol. Dès qu’elle apparaît, elle est le phare, toutes les autres femmes sont éclipsées, et les hommes, dingues d’elle. Elle a le monde sous sa coupe, jusqu’à l’absurde. Un rêve queer de folle des années soixante-dix, ces mecs qui parlaient d’eux au féminin.
Son aspect marquis de Sade, c’est son côté collectionneuse. Sans qu’elle en ait vraiment conscience, j’imagine, elle porte en elle le libertinage du XVIIIe siècle. Le marquis et elle ont été victimes de censeurs très violents : la Présidente de Montreuil pour Sade, les ligues de vertu pour Mae.
Il se trouve que j’ai pour habitude d’associer les gens à des animaux. C’est un grand classique de la bande dessinée ou du dessin animé. Dans Bécassine, les chiens ont toujours la même tête que leur maître. Au début d’un des grands classiques de Walt Disney (Les 101 Dalmatiens), on découvre un Londres où tous les maîtres ont la même tête que leur chien...
Associer des hommes à des animaux est, dans 90 % des cas, affectueux. La comparaison n’est pas dégradante, au contraire. Ces rapprochements sont rarement des parallèles psychologiques ou même physiques. Ils peuvent traduire aussi bien un esprit général qu’une attitude ressentie au moment de la pose. Car les cinquante-sept garçons de Found a New Man ont tous pour point commun d’avoir posé nu pour moi. J’ai associé ainsi une araignée à F., parce qu’une fois déshabillé, il a fait l’araignée... Quand D. vient à l’atelier, il se met à marcher comme un pingouin : les mains au fond des poches, il avance en écartant les pieds. Le flash peut être lié à n’importe quel moment de la vie, celui de la rencontre, par exemple. Lorsque j’ai vu pour la première fois M., qui est devenu un proche, il était en train de se glisser, mine de rien, dans la voiture d’une amie chanteuse, traitée, à la sortie d’un concert, avec tout l’attirail d’une star (grosse voiture, chauffeur, staff...). Une fraction de seconde, il m’est apparu en écureuil. Et puis, tous ces animaux, c’est aussi l’Allemagne. Ici, on adore les zoos, alors qu’en France, on n’en a rien à faire – quand on pense à l’état de celui de Vincennes ! On parle constamment des zoos dans les journaux. À Berlin, on a régulièrement des nouvelles d’un ours star (l’ours étant par ailleurs le symbole de la ville). Aux puces, il n’y a pas un stand sans au moins une porcelaine représentant un chien, un cerf, un renard, un lion... Les dames de la ville ont toutes la statuette d’un animal bien en évidence sur une étagère, sur une commode. Ils sont comme des dieux lares, des protecteurs de la maison. Dans les Kneipes (équivalent des pubs), où on en trouve souvent, ces statuettes ont un sens précis, lié à l’histoire de la tenancière. Il y a également les passionnés d’une bête particulière, qui la collectionnent comme des dingues. Je vais chaque samedi et chaque dimanche aux puces de Berlin, même si elles sont assez pauvres. C’est un plaisir, une manière de comprendre l’histoire intime du pays.
Found a New Man, 2010 (detail)
Enfin, j’avais en tête, depuis que je les avais découverts à Berlin, des cadres de chez Woolworth, dont le format A4 m’avait plu. Ils sont pratiques car ils ont juste le format de l’imprimante. J’avais d’abord pensé y mettre des photos noir et blanc, mais quand j’ai fait, au dessin, le portrait de Rico, puis celui de Bertrand, des photos couleurs m’ont paru une meilleure option : c’était direct, évident à côté des animaux.
Untitled, 2004-5
113 drawings, ball point pen on vellum, overall dimensions 487 x 230 cm
LES CALQUES, LES DESSINS, LE JOURNAL ANALOGIQUE
Les calques sont souvent mal considérés par les galeristes : ils n’y voient pas de vrais dessins, ou ils pensent que ce n’est pas commercial. Alors que c’est une manière de dessiner comme une autre. Je dessine mal les figures à main levée, donc je pars toujours d’une photo que je décalque. Au départ, je projetais les calques en grand sur des feuilles de papier, et je dessinais la figure. Puis j’ai trouvé qu’ils étaient la meilleure façon d’organiser des compositions. Je décalque une première figure, après je la pose sur une photo et je vois comment elles peuvent coexister.
Superposer des images remonte à l’origine même de la peinture : les grottes préhistoriques. On sait, par exemple, que trois bisons ont été dessinés, puis, des centaines d’années plus tard, qu’une autre main est venue ajouter au-dessus quatre chevaux. Voilà pourquoi on est perdu face à ces peintures qui sont à la fois le fruit de la volonté, de l’accident, et des aléas du temps.
Ce que je cherche, c’est être ouvert à l’imprévisible, à l’incongru. L’aléa est fondamental dans mon travail. Le tabloïd du jour (j’adore la presse trash britannique) peut m’apporter la photo qui sera bien dans un ensemble préexistant. Cela crée les étranges correspondances qui sont l’essence de mes dessins.
JournalAnalogique, 2001-2007
leather bound book of newspaper and magazine cuttings, 45 x 32 cm
Le Journal analogique est central dans mon travail : il est entre les calques (qui viennent tous de la presse), la collection, et mon Journal photographique. Il permet de me libérer de rapprochements trop évidents. C’est un grand foutoir (mais, double page par double page, totalement cohérent), un exutoire où je peux associer des photos uniquement pour la séduction des couleurs, pour des lignes géométriques qui traversent les scènes, les figures, ou selon des thèmes récurrents qui me sautent soudain aux yeux. C’est une façon de se libérer de pulsions souvent obscènes, parfois barbares (crimes, guerres), la plupart du temps pornographiques. L’art, c’est la hauteur spirituelle. Alors que le sexe, pour moi, c’est se couper du sublime pour se laisser aller aux pulsions. La pornographie artistique semble un défi impossible (Cf. Bruce Benderson1). Ça rebute le spectateur, qui arrive avec la grille de lecture artistique et tombe en arrêt, avec dégoût, sur ce qu’il ressent comme un relâchement sexuel, du laisser-aller. D’où la tentation que j’ai eue de m’entêter et de proposer, avec Le Journal analogique, un objet parfaitement cohérent. Sade, opiniâtrement, a fait le catalogue des vices, perversions, au-delà de l’imaginable. En cela, il est immense. Moi, ce que je cherche, c’est une place exacte. Un peu comme Fabre, qui, lorsqu’il décrit tout le cycle de la vie d’un insecte, détaille avec précision l’accouplement. J’ai l’idée d’être un Fabre qui observerait des corps. Sortir la pornographie de son ghetto, de ses codes, ses talons aiguilles, ses strings, ses chambres aseptisées, ses mecs bodybuildés, ses fauteuils en cuir immondes. Même les vidéos amateur visibles sur Internet sont imprégnées de cette esthétique. Leur seul intérêt est leur maladresse. La sexualité, l’érotisme, la pornographie, qui envahit le monde contemporain via Internet où des publicités jaillissent sur des sites qui n’ont rien à voir, sont aujourd’hui presque totalement exclus de l’art. Les foires, les biennales sont en proie à des accès de pudibonderie.
LE JOURNAL PHOTOGRAPHIQUE
C’est un journal que je tiens depuis dix ans. Je photographie en argentique, avec des films de trente-six poses, il n’y a jamais d’editing, les tirages, dits « de lecture », sont petits, de 10 x 8 cm, présentés par neuf sur des feuilles, à l’intérieur d’un grand classeur. J’ai toujours mon appareil photo sur moi. Je peux ne pas l’utiliser pendant deux jours, mais il est toujours là, dans la poche. Le résultat ne s’affiche pas sur un écran, puisqu’il n’est pas numérique, je dois attendre le développement pour savoir ce que j’ai fait, et c’est pour moi d’un confort absolu. Je ne suis en effet pas tenté de reprendre une image ratée, car je ne la découvre pas dans la foulée. Parfois ce sont des photos prises à la sauvette, volées – comment ferais-je si le résultat me déplaisait et que je travaillais en numérique ? Je note la photo que j’ai prise (personnages, lieux) et je l’oublie. Ça peut paraître passéiste, mais, en un sens, l’argentique, c’est de la peinture. C’est ma vie, ce journal.
Le Journal photographique est également une source importante de mon travail. J’y puise des éléments de mes dessins (Dans cette exposition, Je vais en montrer juste un petit échantillon (trois classeurs).
ColorParkerPiece, 2010
14 second hand books, 14 Parker pens, dimensions variable
COLOR PARKER PIECE
J’ai toujours aimé les stylos Parker, à cause de la flèche. Récemment, à Berlin et à Istanbul, j’ai trouvé des stylos de nouvelles couleurs. Dans l’atelier, je les ai associés à des cartes postales, des livres, des sacs plastique de la même couleur. Dans l’atelier, je les ai associés à des cartes postales, des livres, des sacs plastique de la même couleur. Il y avait aussi, en filigrane, l’idée du retour à la peinture, avec ce jeu des couleurs. C’était éparpillé un peu partout, et la seule à l’avoir remarqué, c’est Helena Papadopoulos. Au début, je voulais reproduire
la même chose à la galerie, mais ça donnait un « jeu de piste » qui n’avait aucun sens. Les seuls qui fonctionnaient étaient ceux associés à des livres. Comme le reste de l’exposition, il s’agit de correspondances, d’associations, cette fois purement chromatiques, avec des livres qui comptent pour moi, représentatifs de ma bibliothèque.
THE GALLERY
Je me suis installé dans la galerie depuis le début de l’été. Pour voir ce que ça donne, pour y créer des œuvres spécifiques. Ça a été le deal avec Helena. Found a New Man en est sorti. J’y suis allé tous les jours. Cet endroit a une bonne vibration. J’y ai écrit. J’ai tenté plusieurs choses que je n’ai pas gardées. Le va-et-vient entre la galerie et mon atelier, c’était bien. J’ai demandé à cinq amis artistes de filmer le work in progres. Il y aura ainsi un film court de Santago Reyes, un plus long de Frederic D., un autre de Lucile Desamory et encore un autre, en 16 millimètres, de Guillaume Cailleau, qui ne sera pas prêt pour le vernissage. Plus une surprise de Louis-Philippe Scoufaras.
Bruce Benderson, « Sexualité catholique », in Attitudes, Bibliothèque Rivages, 2006. Jean- Henri Fabre (1823-1915), entomologiste français, remarquable observateur des insectes selon Darwin, auteur des Souvenirs entomologiques qui ont été l’une des sources d’inspiration de Proust pour À la recherche du temps perdu. Victor Hugo le surnomma « l’Homère des insectes ».
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