Christophe Berhault
Agrandir / Projeter
Mon intérêt pour les photos anciennes vient d’un petit tas de clichés déniché, il y a une vingtaine d’années, dans un vide-grenier de Montmartre. On y voyait une famille française assez trash qui me rappelait des atmosphères de mon enfance. Je me suis mis à en acheter ici et là, en voyage aussi. Ma curiosité s’est démultipliée lorsque je suis arrivé à Berlin, où l’on trouve des photos bien plus facilement qu’ailleurs. Beaucoup d’Allemands n’ont pas envie de garder leur histoire. Il arrive de tomber sur tous les albums d’une famille, ou, dans une boîte, sur des vies entières jetées en vrac. On peut se demander pourquoi ils ne les détruisent pas. C’est dur de détruire une photo, c’est comme faire mourir une deuxième fois. Les Allemands ont disposé très tôt, dès les années vingt, de bons petits appareils, pratiques, avec d’excellentes lentilles, pas chers, que tout le monde pouvait s’acheter. Et ils ont très vite eu le souci de faire de belles photos. Je n’ai jamais vu nulle part autant qu’ici de livres sur « comment faire une bonne photo ». J’en ai plus d’une trentaine... Parmi les thèmes : la représentation de la vie de famille, un peu inspirée par la peinture ancienne : la mère fait du tricot, du crochet, elle brode, les enfants s’amusent, à l’arrière, une porte est entr’ouverte, comme dans la peinture hollandaise. Ou encore, la façon de placer son sujet par rapport à la fenêtre, dans une ambiance à la Vermeer. Des enfants en train de faire des bulles de savon. On voit tout de suite si une photo a été inspirée par ce genre de guide. J’ai accumulé beaucoup de photos. Et j’ai acheté aussi pas mal de journaux, de livres d’images, de gravures, d’ouvrages sur les peintres allemands du XIXe... Jusqu’à ce que je me dise qu’il fallait que je fasse quelque chose de tout ça. Certains visiteurs voient en mon atelier une œuvre d’art en soi. J’ai essayé de le photographier, sans y parvenir : je n’ai pas de sens spatial. Dans l’une des pièces, il y avait des tables avec dessus tout un bordel que je n’arrivais pas non plus à photographier. Mais en me rapprochant, ça marchait. Alors je me suis dit que je devais photographier le matériel lui-même, c’est ça qui était intéressant. J’ai commencé par photographier quelques livres, un sur la chasse, quelques dizaines sur le sport, un autre sur la DDR... Et en fin d’après-midi, j’ai poursuivi avec un album de photos, dont j’ai rephotographié les clichés, et alors il s’est passé autre chose : c’était intime. Le lendemain, j’ai installé une petite table dans le bow- window pour avoir de la lumière et je suis allé chercher dans l’autre pièce les photos qu’au fil des ans j’avais classées, organisées par thèmes. De toute façon, tout ça ne pouvait rester tel quel : cette pièce était envahie de tables, il y avait des boîtes de photos partout, entassées dessus et dessous, et moi, je n’en pouvais plus, je devais les ranger. Trop de visages, trop de familles, trop d’yeux me regardaient : ça faisait trois ans que je vivais avec ces gens-là en les connaissant sans les connaître, et la meilleure façon d’en finir, c’était de les regarder une dernière fois en les photographiant. Puis de les agrandir : cela leur donnerait un statut d’œuvre d’art, voilà ce que je me suis dit. Elles ne seraient plus seulement ces petits tirages que je m’échinais à observer à la loupe depuis trois ans. Au début je pensais simplement les agrandir sur l’ordinateur. Mais dès que j’y ai vidé mes photos, j’ai compris que ce qui se jouait était décidément d’une autre nature que ce qui se passait avec les livres ou les journaux. Il fallait les agrandir encore plus, les projeter. Je me suis mis à photographier les clichés comme un fou, je n’ai plus fait que ça... J’ai dû en photographier 1200 en une journée. Et j’ai continué ainsi pendant près d’un mois. Aujourd’hui je possède trois fois plus de clichés qu’il y a deux ans quand j’ai débuté ce travail, car dès que je me suis mis à les photographier, j’en ai racheté. J’étais extrêmement stimulé. J’ai rephotographié plus de 250000 clichés, certains plusieurs fois avec différents cadrages. En tout, je n’ai gardé que la moitié de ce que j’avais accumulé. Cela forme une grande boucle qui dure plus de deux semaines – les 250 000 photos s’affichant chacune dix secondes. Mais si je pouvais, je serais partant pour 500 000 photos.
Toutes les photos d’une famille
Quand son père est mort, une amie m’a apporté tous les albums de sa famille. Un mètre cube ! Elle m’a dit que ça lui prenait trop de place. Ce sont toutes leurs photos depuis la fin du XIXe, hormis celles d’un homme avec lequel elle avait eu une aventure. Son père était un bon photographe. Étudiant en médecine, il aimait les univers dark : les mises en scène avec un crâne humain et des bougies, les dissections faites dans le cadre de ses cours... Pendant la guerre, il a suivi, comme médecin, la progression des troupes en Russie, il a photographié les bombes qui déchirent le ciel, les opérations des blessés. Puis, lors de la retraite, les camions embourbés – sur une photo on voit plusieurs chevaux qui tentent de tracter un camion. Il y a un album à part qui renferme les photos de ses maîtresses. Il était dingue de leurs jambes, jusqu’à parfois les découper soigneusement pour ne coller qu’elles dans l’album. Cet ensemble est important dans les 250 000, parce qu’il représente environ 1000 photos, de 1890 avec la grand-mère encore petite fille jusqu’à son petit-fils qui court nu sur une plage à 75 ans. Je suis nostalgique et, dès l’enfance, les morts ont existé pour moi en tant que morts, mais aussi comme êtres toujours là. Ce n’est pas que je croie en la vie après la mort, mais quand je regarde les visages sur une photographie, ou une paire de chaussures, ou une boîte de couture aux puces, je ne pense pas que cela provienne de gens morts. Ils le sont, et ils ne le sont pas. C’est tout près, du siècle dernier, c’est encore là. Je me suis reconnu dans le tout premier tas de photos que j’ai trouvé en France, ça m’a rappelé lorsqu’on allait en Bretagne voir des cousins éloignés, complètement alcooliques, moulés dans des pull-overs incroyables, j’adorais l’ambiance, on débarquait à l’improviste car il n’y avait pas le téléphone et tout le monde était content. Eh bien, ces photos d’autrefois ne m’évoquent que la vie... On s’y plonge. C’est nous. C’est la vision de Boltanski : on photographie toujours les mêmes choses, le pique-nique, le repas de communion, de Noël, le sapin. Mais en même temps, pas vraiment : il y a d’autres grandes lignes directrices, du « pré-Facebook », comme se prendre en photo, ainsi que je viens de le découvrir dans un album, avec un bas sur la tête qui retrousse le nez. On photographie aussi la tristesse : les tombes, les enterrements, les gens malades à l’hôpital, les morts...
L’éditing
Chaque jour, je rephotographiais, chaque soir, je vidais l’appareil photo dans l’ordinateur et là, je faisais un éditing. Très rapide. J’en supprimais assez peu, une sur dix, et encore. Le plus souvent, c’est parce que j’avais bougé, fait un flou. Les 250000paintings suivent donc l’ordre chronologique des journées. Par exemple, je photographiais deux albums, et ensuite je passais à mes boîtes de thèmes pour faire cinquante photos d’hommes seuls dans la nature, puis cent d’hommes vieillissants en maillot de bain, puis j’enchaînais avec un autre thème, « four girls » par exemple, des groupes de copines, des « girls » entre elles, de dix à quatre-vingts ans. Après, je pouvais repasser aux albums et en photographier trois : voilà comment se déroulait une journée de travail. Et le thème « homme seul dans la nature » pouvait ressurgir deux trois jours après, jusqu’à ce qu’il soit entièrement rephotographié. Pourquoi deux grand-mères assises à table, un peu surprises parce qu’elles sont prises en photo à la fin d’un déjeuner de Pâques, vont être bien, alors qu’une autre photo qui raconte exactement la même histoire n’aura pas d’intérêt ? Difficile à dire. Les visages comptent beaucoup, mais aussi des compositions plus discrètes : la façon dont la vaisselle s’est désorganisée pendant le repas, la lumière. Et, bien sûr, il y a toutes les photos qui sont ennuyeuses !
La révélation
Lorsque je projette ces photos sur un mur, sur un écran, ou, comme récemment, sur la vitrine d’une boutique de Berlin pour que les passants puissent les voir de la rue, je ne veux pas que l’image soit démesurée. J’aime qu’elle ait la taille d’un grand tableau du XIXe. L’agrandissement d’une photo est une révélation. Qui dévoile sa dimension artistique. C’est un tableau. Le côté Beuys : tout le monde est artiste. Certaines compositions sont magnifiques, parfois à l’insu des gens, parfois non. D’autres sont ratées en tant que photos, mais on retrouve des tableaux impressionnistes décadents, du cubisme ... Tous les genres de peinture sont présents. Ça va de Bacon – un visage en mouvement avec trois bouches – à Rothko – une porte ouverte tellement floue qu’on ignore où elle commence –, ou Manet, Courbet, Picasso... Tout dépend si l’on regarde la composition, les matières, les contrastes ou la lumière. Le fait d’agrandir un tirage ouvre sur des découvertes incroyables. Tant de choses passent ! On déniche dans un coin un personnage qui pleure, ou, sur une photo de groupe, un peu à l’écart, un couple enlacé, peut-être un peu ivre, qui se fiche de la prise de vue. Parfois on a refait la photo à cause de ce couple qui n’était pas dans l’histoire. Pour autant on a gardé les deux, on n’a pas jeté celle qui n’a pas plu, et je les trouve toutes deux dans un tas de photos. On découvre les regards : dans une photo de groupe, un homme fixe une femme, il est dingue d’elle. Ça, c’est fréquent. Et puis on distingue des témoignages occultés de la période nazie. Un brassard qu’on prend d’abord pour un crêpe de deuil, mais sur lequel on découvre un petit rond à l’encre noire ou bleue au-dessus de la croix gammée. La plus étrange de toutes, c’est une photo issue d’un ensemble qui avait quelque chose de triste. Des femmes dans un lotissement faisaient leurs courses à l’arrière d’un camion de livraison. J’avais du mal à définir l’époque, mais selon moi, c’était les années cinquante. Cela dit, un homme qui portait un pantalon de golf ne cadrait pas avec ces années-là. Les maisons, pourtant, avaient vraiment l’air de dater des années cinquante. Dans le groupe de clichés, un couple avait photographié l’image de son bonheur, au petit déjeuner, les œufs dans les coquetiers, les petits pains. Sur le mur quelque chose avait été gratté. Et l’agrandissement a dévoilé qu’une vitrine toute proche reflétait le portrait, effacé, d’Hitler. Tout à coup, j’ai regardé l’ensemble d’un œil nouveau : la maison neuve, le jardin, les femmes qui font la queue devant le camion de livraison, qui n’est effectivement pas un camion de ravitaillement pourri de l’après-guerre, mais un véhicule flambant neuf... Je suis devenu une sorte de spécialiste du datage des coupes de cheveux, des vêtements. Je vois tout de suite si les vêtements sont portés depuis longtemps ou s’ils sont neufs. Après-guerre, les coupes de cheveux changent, il y a une grande rupture. Puis il y a le décalage entre l’Est et l’Ouest. Surtout palpable dans les années soixante-dix, où les Allemands de l’Est trouvent leur style : tout est pataud, des imprimés des vêtements aux coupes de cheveux, on a l’impression qu’ils portent tous des perruques !
Les détails
Faire des détails, c’est comme regarder un cliché à la loupe : on s’y promène, on pénètre à l’intérieur. Même si la photo est nette, lorsque j’en isole un détail, c’est un peu flou, on entre dans le tirage. C’est comme quand je suis face à un tableau que j’aime, je m’assieds, je reste, je m’approche pour bien voir la patte du peintre, mais aussi pour comprendre comment il a organisé sa composition, s’il a commencé par le fond ou la figure... Les détails ajoutent beaucoup à la narration, qui est une part importante des 250000paintings : à l’intérieur d’une même photo, on va d’un visage à une main, à un pied, à un vase de fleurs des champs sur le rebord d’une fenêtre. C’est un film. On peut suivre la façon dont je me raconte l’histoire, ce que je montre du doigt. Les visages d’abord, j’aime les isoler d’une photo de groupe. Les mains également, pour peu qu’elles soient belles ou posées gracieusement. J’aime les chaussures. Elles en disent tellement ! Je fais aussi des détails du décor. Certains ne marchent pas : j’ai essayé de faire un gros plan d’une coiffure, et c’était grotesque. De manière générale, je me laisse emporter par l’intuition, il n’y a rien de systématique. Les boîtes que je trouve sont souvent essorées, pillées par des mains qui sont passées avant moi. Mais j’aime bien ça, travailler à partir des restes, ce qui n’a pas intéressé les autres. J’achète un gros tas de photos où sont réunis les reliquats de cinq six boîtes différentes. Et je retrouve ainsi cinq ou six familles rassemblées en même temps. Là, il faut avoir un œil exercé pour reconstituer les généalogies. J’ai des héroïnes, des héros, d’ailleurs plus d’héroïnes que de héros car, de fait, c’étaient les hommes qui photographiaient. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, mais jusqu’aux années soixante-dix quatre-vingt, c’était ainsi. Alors, j’ai quatre cinq héros, que j’aime, et deux qui ne me plaisent pas, et pour les femmes, une vingtaine que j’aime et quatre cinq que je n’aime pas. Les héros sont des personnages dont je peux suivre toute la vie. Je plonge dedans, je libère mon imagination, je crée des fictions. J’ai aussi quelques stars, instantanément repérables : elles percent l’écran. Chacune a son surnom. Quand j’achète des boîtes entières de photos en vrac, ça me prend parfois du temps pour repérer qu’un jeune couple et un couple de vieux sont les mêmes. Parce qu’ils ont arrêté de se photographier pendant quelques décennies ou qu’une partie de leur vie a atterri ailleurs. L’un de mes héros est un ouvrier qui répare les wagons de la BVG (le métro berlinois) ; on le voit sur son lieu de travail dans les années soixante-dix, il est mignon, après il devient très gros, et enfin c’est un vieil homme sur une plage dans les années quatre-vingt quinze, en survêtement violet brillant, et il m’aura fallu un an pour réaliser que c’était lui !
Héros, héroïnes et stars
J’ai des héroïnes, des héros, d’ailleurs plus d’héroïnes que de héros car, de fait, c’étaient les hommes qui photographiaient. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, mais jusqu’aux années soixante-dix quatre-vingt, c’était ainsi. Alors, j’ai quatre cinq héros, que j’aime, et deux qui ne me plaisent pas, et pour les femmes, une vingtaine que j’aime et quatre cinq que je n’aime pas. Les héros sont des personnages dont je peux suivre toute la vie. Je plonge dedans, je libère mon imagination, je crée des fictions. J’ai aussi quelques stars, instantanément repérables : elles percent l’écran. Chacune a son surnom. Quand j’achète des boîtes entières de photos en vrac, ça me prend parfois du temps pour repérer qu’un jeune couple et un couple de vieux sont les mêmes. Parce qu’ils ont arrêté de se photographier pendant quelques décennies ou qu’une partie de leur vie a atterri ailleurs. L’un de mes héros est un ouvrier qui répare les wagons de la BVG (le métro berlinois) ; on le voit sur son lieu de travail dans les années soixante-dix, il est mignon, après il devient très gros, et enfin c’est un vieil homme sur une plage dans les années quatre-vingt quinze, en survêtement violet brillant, et il m’aura fallu un an pour réaliser que c’était lui !
L’Allemagne
Comme j’avais des photos de Français, d’Italiens, de Grecs, de Turcs, quelques- unes d’Anglais et de Hollandais, j’ai commencé en pensant mélanger tout le monde, mais ça ne marchait pas. L’histoire allemande est trop à part. Les photos allemandes, c’est notre quotidien à tous, on voit des riches, des pauvres, des artistes, et, en même temps, ils ont tout cassé, voilà ce qui est troublant. Ca s’est fait malgré eux, ce n’était pas leur histoire, alors que d’autres étaient complètement impliqués dedans. On le lit souvent sur le visage des femmes, Il y a un moment où les gens se sont arrêtés de photographier. Peut-être plus à Berlin que dans d’autres villes d’Allemagne. Dans les albums, les dernières photos datent de 1944, voire de 1945, et puis ça recommence en 1948, 1949, 1950. C’est l’histoire des familles : certaines ont eu beaucoup de chance, elles ont tout pu tout garder, appareils compris. Parfois j’ai pu ainsi récupérer l’ensemble des albums d’une famille, d’avant-guerre aux années soixante-dix, avec juste un trou à la fin de la guerre. Dans la série Heimat, le photographe de la famille se fait piquer son matériel par les Américains. Mais il ressort du grenier un vieil appareil des années vingt et il continue à photographier.
Les thèmes
En classant les photos par thèmes, je revisite les grands moments esthétiques de ma vie d’enfant. Les histoires d’amour, les filles avec des nattes – j’étais très amoureux de deux filles qui portaient des nattes, – les groupes de quatre filles –
j’en ai parlé un peu plus haut, qui vient du flash sur les quatre filles du docteur March. J’ai des thèmes très bêtes : « être assis sur un banc », « poser à côté de la voiture », « poser sur une moto »... Il y a le thème que j’ai appelé « Help ! » : des enfants de cinq dix ans tout mignons, entourés de monstres, leur famille avec des têtes horribles, pire qu’un carnaval. Un thème bien fourni ! Et aussi, « les pères et les fils », « les mères et les filles », les « naked fathers » – les pères toujours torse nu, avec un corps hyperprésent –, « les routes vides », « les routes avec des silhouettes », « la cravate » – des femmes qui remettent la cravate de leur mari. Un autre thème très fréquent, qu’on retrouve d’ailleurs dans tous les pays, est celui de la femme devant un arbre – c’est rarement un homme : elle est devant le tronc et l’arbre devient une sorte d’auréole, d’hommage à sa gloire. D’autres sont plus proches de mes préoccupations de peintre : des personnes assises à l’ombre d’un arbre, qui disparaissent dans l’ombre des feuillages projetés sur les vêtements, les visages ; des gens qui projettent leur ombre en photographiant ; des photos entièrement grises, sans le moindre contraste (difficiles à trouver : les gens ne les gardent pas car elles sont considérées comme ratées) ; des photos trop contrastées où on ne comprend rien, où on ne voit pas les visages, où on ne distingue que des silhouettes. Et puis enfin tout ce que je réinterprète à ma manière : des histoires d’amour entre hommes, entre femmes, qui sont en fait des amitiés, mais dont je décide qu’elles sont des histoires d’amour. En fait, je trouve bien de respecter les groupes de photos tels que je les ai découverts. La boîte, le paquet, que j’ai dénichés tel jour, c’est mieux de les laisser tels qu’ils étaient à ce moment-là ça les respecte plus. Je fais donc des classements thématiques où des traces demeurent, qui permettront de reconstituer les groupes originaux.
Des Paintings...
Plus j’ai avancé, plus j’ai eu tendance à considérer ces tirages anciens comme des petites peintures. Spécialement quand j’ai plusieurs tirages d’un même négatif, avec des variations de gris, des contrastes qui diffèrent... Depuis l’arrivée du numérique, je ressens encore davantage la proximité de la photo argentique et de la peinture : c’est plus matériel, plus palpable. Quand on met un film dans un appareil, qu’on le plonge dans des bains pour le développer, on est décidément cent fois plus près de la peinture qu’avec la photo numérique. Et, paradoxalement, c’est en les rephotographiant en numérique que je démontre qu’elles ont un statut de peinture. Les photos argentiques rephotographiées prennent une dimension, une matière différentes, surtout quand l’appareil qu’on utilise est numérique. C’est très vivant, il se passe plein de choses : des lumières, des reflets. Quand je commence une séance qui dure toute une après-midi, où j’arrive à rephotographier plus de mille photos, je reste à la même place, mais le soleil bouge, les reflets sur la photo changent de côté, la lumière descend, les photos deviennent plus sombres. Parfois s’y reflètent mes mains, mon visage. Certains tirages sont tellement brillants qu’ils sont carrément comme des miroirs, je peux à peine les rephotographier : on ne voit que mes mains et l’objectif de l’appareil. C’est le contraire de la froideur du scan. Je reprends à mon compte toutes les théories de Hockney, qui cherche la présence de la photo dans la peinture au début de l’époque moderne (fin XVe, début XVIe), le moment où la vison contemporaine, qui correspond à la photo, s’est installée dans l’esprit occidental, la période où les peintres européens ont commencé à faire de la photo avant que celle-ci existe. Caravage, pour les Italiens, et Vermeer pour les écoles du Nord sont les plus connus, mais c’est aussi tout une veine de la peinture. Ça m’intéresse de retourner l’idée et de dire que n’importe quelle photo amateur du XXe siècle est une petite peinture. Bien faite techniquement, rapidement, par des petites machines efficaces. Réalisée par une toute petite camera obscura et non pas par les grandes à l’intérieur desquelles le peintre se tenait. De l’autre côté du rideau, le modèle se trouvait dans la lumière, une lumière très vive. Percé dans le rideau, un petit trou projetait sur une toile, dans l’espace obscur où le peintre se tenait, le reflet du modèle à l’envers. En le peignant, le peintre accomplissait alors ce que ferait plus tard la chimie : le développement et le tirage. Imaginons que nous avons sous les yeux non pas la photo d’une photo mais la photo d’une peinture. Il sauterait aux yeux qu’on est face à une peinture réussie, au moins d’un point de vue technique. Même si parfois les couleurs ou la composition font défaut.
Noir et blanc / Couleur
Plus on a le sentiment d’attraper un moment de réalité, moins on fait attention à en construire l’image. C’est comme lorsqu’on dessine : on veut reproduire, disons, une potiche au crayon, on s’applique à rendre des effets, à donner une sensation de volume, de lumière, d’ombre projetée. Tandis que si on utilise des couleurs, on va plus vite, on reproduit tout de suite le motif de la potiche, par exemple bleue avec des fleurs jaunes, on s’attache moins à la lumière, à tout ce qu’on met en œuvre dans le noir et blanc pour faire comprendre ce qu’on montre. Ainsi, avec la couleur, les photos sont beaucoup plus déconstruites. Surtout les portraits. Prenons celui, récurrent, de la grand-mère heureuse parce que toute la famille est réunie. Quand arrive la couleur, c’est une invasion : un canapé criard, des tapis compliqués, des moquettes à ramages, des tableaux affreux au mur, qu’on remarquait à peine avec le noir et blanc. Les gens ont souvent des intérieurs affreux, d’un point de vue chromatique. Je me demande comment on peut y vivre ! Avec la couleur s’installe une distance moyenne : on coupe les gens au niveau du bassin. Et quand on fait la photo en pied, elle est moins travaillée, les pieds sont coupés. On tombe souvent dans le « bad painting ». Finalement, avec la couleur, on se rend mieux compte que ce que restitue la photo n’est pas réel, qu’on est en deux dimensions, à plat. Il existe des profondeurs dans le noir et blanc, une illusion de la perspective, qui ne survivent pas avec la couleur.
L’entomologie, Henri Fabre
Il y a dans 250000paintings la même obsession que Fabre observant ses insectes, le même plaisir, je peux passer des heures à me pencher sur des photos, même si je souffre, même si je dois mettre des pansements pour me réchauffer le cou tellement j’ai mal. Ce côté observateur sans répit. Pour autant, je n’en tire pas de règles scientifiques sur le comportement humain...
Ce qu’on s’interdit de photographier
Le sexe. Ou si on le fait, la photo est retirée, cachée, détruite. Mais on photographie des gens nus, surtout à l’Est, à cause de la FKK (culture du corps libre) . Des gens à la plage, des grandes tablées. On photographie les enfants nus, à l’Est comme à l’Ouest, jusqu’à cinq six ans, après c’est l’âge de raison, ils basculent ailleurs. Sinon, on ne photographie pas trop le culte : un peu pendant les mariages, sur le parvis de l’église, pendant les communions, les professions de foi. On ne voit pas le prêtre au moment où il baptise, de l’onction pour la profession de foi. Il faut attendre la fin des années soixante-dix, où les gens commencent à avoir moins la foi, à être plus désinhibés, pour qu’ils s’autorisent à faire des photos à l’intérieur de l’église, durant la cérémonie. Les ruines de la guerre sont également très peu photographiées. Leurs photos valent cher ! Parfois, les gens photographient leur maison détruite pour se la faire rembourser. J’ai trouvé un album qui datait de la guerre. C’est poignant. Un homme avec deux femmes, deux sœurs, sur un balcon, et, derrière eux, toutes les maisons détruites. Arrive le jour où il pose avec elles pour la dernière fois, c’est écrit. Ils ont un gros lapin – il y a beaucoup de photos de ce lapin – qui sera mangé après. J’ai aussi des photos, datant d’après-guerre, d’un couple qui pique-nique toujours devant le même terrain en ruine. On sent qu’ils aiment cet endroit-là, comme s’ils étaient devant un château médiéval. Les clichés sont en noir et blanc, puis en couleurs. Ils gardent les mêmes vêtements pendant quatre cinq ans. Il y a les ruines, mais des fleurs au printemps. Et puis j’ai des avant/après : la maison de cette amie qui m’a apporté toutes ses photos, debout et entièrement détruite ; des églises avant/après.
Les 250000paintings en ligne
Les gens voient beaucoup le côté « sauvetage » : j’ai trouvé les photos aux puces, par terre, dans des cartons, des poubelles parfois, elles sont rephotographiées, elles font partie d’une collection. Et maintenant, elles existent doublement, car elles sont en ligne. Tant qu’il y aura le Net, ces photos seront là, tournant non-stop, à l’infini. Je les ai véritablement redécouvertes en les regardant en ligne, car quand je me branche sur le site, je les attrape au vol, je ne choisis plus le moment où je commence à les regarder. Même si j’ai tout contrôlé, l’éditing, les recadrages, je les découvre alors comme si quelqu’un d’autre les avait faites. Et j’ai un œil beaucoup plus critique. C’est bien que ces photos ne disparaissent pas. Des gens, des visages sont là, il reste une trace fugitive d’une lumière, celle de l’instant hypercourt de la photo, un dixième de seconde, voire beaucoup moins, et après c’est terminé, on est passé à autre chose.